Jeux changeants

Il entra dans le bar et commanda une boisson, il s'installa dans un coin, près d'une vitre d'où il pouvait voir le port et observer tranquillement les passants. Alors qu'il avait à peine commencé sa boisson et posé sur la table la somme qu'il devait, il l'aperçut. Les battements de son cœur s’accélérèrent, il ne l’avait pour l’instant jamais croisé mais ce ne pouvait être qu’elle. Il se souvenait de toutes ses nuits à tenter, en pure perte, d’imaginer son visage. Le visage de celle qu’il aimerait toujours. Il se redressa, pour mieux la contempler, espérant qu'elle entrerait dans le bar.

Elle se trouvait tout au bout de la rue. Elle avançait sans hâte, elle n’était, pour ainsi dire, pas le moins du monde pressée en ce jour du solstice d’été. Ce ne pouvait être qu'elle. Ses yeux gris aux reflets bleus et verts étaient reconnaissables entre tous et tellement beau, poignant, bref, indescriptible, comme tout son corps et tout son être l’était. Elle portait une robe blanche, agrémentée d'un foulard rouge autour de sa taille qui faisait office de ceinture. Elle avançait sans difficulté malgré ses bottes à talons hauts. Cela ne semblait pas la gêner, comme c’était le cas pour bon nombre d’adolescentes et d’adultes. Elle avait également un chapeau noir agrémenté également d’un bandeau rouge, qui provenait sans doute du même tissu que celui de sa robe.

Ce fut lorsqu'elle entra dans le bar qu'il la parcourut entièrement du regard. N'épargnant aucun recoin de sa frêle silhouette. Il sut alors qu'il ne s'était pas trompé. Jamais il n'avait vu cette peau halée par le soleil, ces fines jambes et en partie visibles, ni ces doigts et poignets couverts de bracelets. Ses bracelets colorés qui contrastaient terriblement avec sa courte robe, et cela la rendait plus belle encore. Lorsqu'elle tourna légèrement la tête et qu'elle la pencha de côté pour quémander une boisson il vit ses yeux de près.

Combien de personne avait dû avoir peur d'elle pour cela. Ils étaient différents certes, mais elle était si belle. Des yeux gris qui pouvaient tout aussi bien virer au bleu qu'au vert. Combien de personnes avaient remarqué l'étrangeté de ses yeux avant d'y voir la beauté. Montrait-elle délibérément ses yeux aux couleurs changeantes ou au contraire les cachait-elle sous des lunettes de soleil, même en plein hiver ?

Il était là, juste à quelques mètres d'elle. Elle l'avait remarquée dès qu'elle était entrée dans le bar. Elle ne l'avait jamais vu jusqu'à maintenant. Et pourtant elle fréquentait cet endroit assez régulièrement. Déjà dans la rue elle avait sentit un regard posé sur elle. Quelqu'un la fixait, sans se cacher le moins du monde. Ce ne fut qu'en entrant dans le bar qu'elle sut qui c’était. Du moins, qu'elle vit son visage. Car elle ne se souvenait pas l'avoir déjà aperçu autrement.

Jamais elle n'avait vu ses mèches brunes et ce visage atrocement pâle, blanc même, mais si beau, si craquant. Ses yeux bleus qui semblaient vous sondez intérieurement. Ou peut-être étaient-ils gris ? Avec l'obscurité qui régnait dans la pièce elle n'aurait su le dire précisément. Elle remarqua immédiatement, mais bien plus discrètement que lui, son petit nez droit, ses lèvres pâles également et si attirantes. Il portait une chemise blanche, sans cravate, et entrouverte au niveau du col comme s’il revenait d’une soirée alors que la nuit venait à peine de tomber.

Il avait un livre ouvert entre les mains dont elle ne parvenait pas à lire le titre. Une boisson à peine entamée trônait au centre de la table, bien posée sur son dessous de verre. Cette attitude ne semblait que façade car, en réalité il était entièrement absorbé dans sa contemplation. Il l'observait de la tête au pied, ou plutôt du chapeau aux talons. Il s'était totalement désintéressé de son livre, quel qu'il soit, et il n'avait pas l'air de vouloir faire le moindre geste pour terminer sa boisson. Il le fit pourtant soudainement, alors que rien ne l’y prédestinait. Et, même si cela n'était pas nécessaire, il la rapporta sur le comptoir, avec la monnaie qu'il devait.

Elle frémit doucement lorsqu'il se rapprocha ainsi d'elle. Elle put alors l'observer à son aise et constater que ses yeux étaient bien bleus, même s'ils viraient légèrement au gris sous l'effet de la lumière, si ce n'était de l'obscurité. Elle remarqua également son pantalon. Jusque là il était caché par la table, c'était un pantalon noir, de costard. Comme ses chaussures d'ailleurs. Pour quelle opportunité s'était-il donc vêtu ainsi ?

Alors qu'elle l'observait du coin de l'œil, elle sentit son regard la fixer de nouveau avant même de le voir. Elle ne fit pourtant pas un geste pour montrer qu'elle l'avait remarqué. Elle jaugea alors de son âge. Il n'avait pas l'air beaucoup plus vieux qu'elle. Peut-être un an, mais pas plus. Il n'était surement pas plus jeune ou alors très peu. Ne pouvant plus y résister elle tourna la tête pour lui faire face, et ses yeux alors gris croisèrent le regard pénétrant de l'adolescent. Alors elle se leva, puis faisant glisser la boisson qu'elle venait de commander sur le comptoir - sans se soucier de toutes les personnes qui buvaient et bavardaient tranquillement - elle s'installa à ses côtés, attendant qu'il prenne l'initiative de la parole. Elle le dévorait tranquillement des yeux.

Et elle sortit du bar sans même se retourner. Sans jeter un regard vers l’adolescent qui la suivait sans doute. Vers l’adolescent qui la dévorait des yeux depuis tout à l’heure mais n’osait pas prononcer un mot. Peut-être avait-il peur de briser ce silence ? Ce silence pesant qui pourtant semblait tellement à sa place. L’adolescente aux rubans rouges, comme on pouvait la nommée vu la façon dont elle était vêtue - je vous le rappelle, robe blanche avec un ruban rouge autour de la taille, et chapeau noir avec un ruban rouge également, bien qu’il faut rajouter les bottes car elle ne se promenait tout de même pas pieds nus - marchait de son habituel pas dansant.

Il la suivait bien évidemment, même si elle ne s’était même pas retournée pour le vérifier. Dans son joli costume d’adulte, l’adolescent n’avait même pas pu adresser un mot quelconque à la jeune femme qui lui avait volontairement fait face. Qu’aurait-il pu lui dire ? Qu’il la trouvait belle ? Cela lui paraissait si peu comparé à ce qu’il pensait réellement. Il n’y avait même pas de mot pour cela. Devant elle il perdait totalement ses moyens, lui d’habitude entouré de filles - à tel point qu’il s’adressait à elles sans complexes - ne savait pas quoi dire à cette adolescente. Il voulait tout simplement ne pas se rendre ridicule mais, en même temps, il ne pensait pas que l’avoir fixer ainsi - et d’ailleurs continuer à le faire - sans même lui adresser un mot donnerait une bonne estime de lui à ce petit bout de femme.

Elle avançait tranquillement, comme toujours, elle entendait ses pas derrière elle. Elle ralentissait de plus en plus, comme pour lui laisser la possibilité de la rattraper, de se mettre à sa hauteur. Mais quelle était sa véritable intention ? Le savait-elle elle-même ? Elle entendait les pas du jeune homme se rapprocher. Il marchait lentement également, tranquillement. Il ne se pressait pas le moins du monde. Imitant l’attitude de l’adolescente. Comme s’il ne cherchait pas réellement à la rattraper. Mais juste à se poster à quelques pas derrière elle. Elle ne se retournait toujours pas. Elle sentait son regard insistant posé sur sa nuque, du moins sur ce que l’on pouvait en deviner derrière la barrière de cheveux. Elle voulait qu’il prenne l’initiative de l’aborder désormais. S’il en avait la moindre envie.

Il la vit ralentir le pas. L’invitait-elle ainsi à la rejoindre ? Ou montrait-elle simplement qu’elle avait remarqué, sans même se retourner qu’il la suivait ? Il ne pressa que très peu le pas. De peur de mal interpréter le ralentissement de la jeune fille. Il frissonna soudain. Il ne faisait pourtant pas particulièrement froid en cette soirée de début d’été. Mais le vent commençait à s’infiltrer dans ses vêtements. Lui qui était en chemise et pantalon, quand était-il donc de la jeune femme à la robe blanche ? Sa robe ne risquait-elle pas de se soulever ? Et son chapeau de s’envoler ? Son beau chapeau qui lui allait si bien.

Dans un mouvement parfaitement naturel et maitrisé, l’adolescente, de la main gauche, replaça son chapeau pour qu’il ne s’envole pas, mais, pour plus de sécurité, garda sa main ainsi posée sur le tissu noir. Elle avait plus de mal à retenir sa robe des assauts répétés du vent. Elle aurait sans doute dû retourner dans un bar s’abriter en attendant que le vent se calme mais, contre toute logique, ne le fit pas. Elle n’en avait aucune envie. Elle préférait largement rester dehors. Qu’il vente ou qu’il neige. Enfin, s’il neigeait peut-être se changerait-elle au moins... Et encore, cela ne restait qu’une simple hypothèse. Qu’en serait-il réellement ? Elle-même n’en savait rien.

Il n’accélérait pas le moins du monde, attendant qu’elle ralentisse, presque au point de s’arrêter, montrant ainsi nettement qu’elle l’attendait. Il lui en demandait peut-être trop, il s’était déjà ridiculisé en ne sachant que lui dire alors qu’elle avait fait le premier pas. Ils ne s’étaient même pas éloignés du port. Longeant la rive droite, en s’éloignant le plus possible du café où ils se trouvaient, peu de temps auparavant, l’adolescente semblait se diriger vers la sortie du port, ou plutôt vers les dernières passerelles qui permettaient de le traverser. Le jeune homme était arrivé à cette conclusion alors qu’il la suivait, ne sachant toujours pas que lui dire et n’osant pas l’aborder.

Et, en effet, la jeune femme se dirigeait vers les dernières passerelles. Celles-ci étaient, normalement, réservée aux usagers. Soit, aux propriétaires ou toutes personnes vivant dans les bateaux présents dans le port. Toutefois, le jour du solstice d’été, étant donné les différentes fêtes célébrées partout dans la petite ville, et qui commenceraient dans quelques heures, l’accès était ouvert à tous. Y compris aux adolescents filant des inconnus, ou des inconnues, puisque c’était le cas cette fois. L’adolescente se rendit donc sur l’autre rive, suivit de près par le jeune homme déguisé en adulte.

Elle l’emmena ainsi, le forçant nullement à la suivre, dans des ruelles des plus tortueuses pour déboucher sur une petite place, encore vide mais qui ne tarderait sans doute pas à être remplie dans les heures à venir, où se trouvait également un kiosque comme on en trouve parfois dans les endroits les plus inattendus. Quelques chaises étaient déjà installées par ci par là mais, une piste de danse, juste devant le kiosque qui servirait de scène, était dégagée, invitant ainsi les plus dégourdis à danser au rythme de la musique. La jeune fille s’arrêta alors tandis qu’un morceau s’élevait soudainement, comme venant de nulle part, telle une promesse aux deux adolescents. Elle écoutait la mélodie et ne la reconnaissait pas. Elle se retourna, faisant face à l’adolescent, pour la première fois depuis qu’ils étaient sortis du café.